Pour le Mouvement ouvrier chrétien (Moc), l’accord de gouvernement témoigne des limites du champ politique, dans un espace politique fragmenté et fortement polarisé. Il en résulte un accord de majorité dont les orientations se contentent souvent d’énoncés de principe. Plus que jamais, c’est l’action collective de la société civile organisée qui permettra de s’assurer de l’effectivité des progrès envisagés, ou de limiter d’éventuelles régressions, nous dit Ariane Estenne, présidente du Moc.
Article paru dans une version plus courte dans Syndicaliste 931 du 25 octobre 2020
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Il a fallu 632 jours pour former un gouvernement. Qu’est-ce que cela montre de l’état de notre démocratie?
Comme le Moc l'avait souligné à l'époque dans son analyse du scrutin de 2019, les résultats des élections ont montré une forme de fatigue de la démocratie représentative: les votes pour les partis les plus contestataires ont augmenté tout comme les abstentions et les votes blancs. L’ensemble des partis des majorités précédentes ont quant à eux perdu des voix. Le signal envoyé par l’électeur était une perte de confiance dans le système de démocratie représentative.
Complémentairement au champ politique, au travail exécutif et législatif, il y a aussi un champ démocratique dont l’enjeu est de réintéresser toute la population à la gestion publique, à la question de quelle société on veut faire ensemble. On doit redonner de la place à des espaces de délibération partout pour faire vivre cette démocratie hors des parlements. Il s’agit d’habiter l’espace qui existe entre les représentants et les représentés. C’est une responsabilité qui n’appartient pas uniquement aux partis politiques. C’est aussi notre responsabilité et notre défi comme organisation sociale de jouer notre rôle de corps intermédiaire pour faire jouer la démocratie bien au-delà des parlements.
Qu’est-ce que le Moc suggère au niveau de la participation citoyenne?
Comme Moc, nous voulons nous engouffrer dans un point de l’accord qui concerne le renouveau démocratique et qui peut constituer pour notre action, un véritable point d’appui. C’est repris dans l’accord tel quel à la page 70: «Le Gouvernement entend renforcer la confiance des citoyens dans la politique et l’idée qu’elle est une force positive, en faisant du renouveau politique et démocratique une priorité.
Le fonctionnement démocratique doit être modernisé dans le sens d’une simplification et d’une ouverture à de nouvelles formes de participation. […] Nous expérimenterons de nouvelles formes de participation citoyenne, comme les cabinets citoyens ou les panels mixtes à la Chambre réunissant des parlementaires et des citoyens tirés au sort. Ceux-ci formuleront des recommandations à l’attention du pouvoir législatif. La participation des citoyens se fera toujours sur une base volontaire.»
Mais, pour garantir que tout le monde puisse accéder à ce type de dispositif, cela exige deux conditions importantes: d’une part, faire de la place aux acteurs de l’éducation populaire qui travaillent déjà sur ces questions. Quand on parle de participation, ce n’est pas seulement la place des individus mais la place qu’on laisse aux corps intermédiaires et aux associations pour organiser et faciliter cette participation. Il existe un maillage associatif entre les citoyens et les pouvoirs publics et il ne faut pas l’affaiblir. La première condition est de continuer à le financer et à soutenir structurellement tout le secteur associatif. Le deuxième point d’appui est la question du temps, ainsi que celle des revenus et des droits associés à ce temps.
Dans ce cadre, le Moc revendique un congé politique qui permettrait de dégager du temps pour s’engager dans tout lieu de délibération collective. C’est fondamental pour permettre à toute personne qui le souhaite de s’engager.
Quelle analyse le Moc fait-il de l’accord fédéral?
Pour le Moc, c’est une avancée majeure que cet accord ait pu tenir à distance l’extrême droite et la droite nationaliste radicale.
Sur des sujets historiquement portés par le mouvement, on a aussi des avancées. Mais, à l’analyse globale, ce qui nous frappe vraiment, c’est que nous avons la sensation d’un patchwork de couleurs: l’association entre des totems libéraux, des totems socialistes, des totems verts qui sont juxtaposés. On ne ressent pas vraiment une cohérence d’ensemble.
Pour nous, ce n’est pas un accord de majorité, mais un désaccord de majorité. Les partis ont réussi à trouver un compromis, mais ils ne sont pas vraiment d’accord sur la vision de la société de demain. Il y a beaucoup de passages qui se contredisent. Il y a aussi, de manière répétée, des effets de langage qui laissent beaucoup de place à l’interprétation et au rapport de forces.
Politiquement, on peut être relativement satisfait, mais démocratiquement on ne peut pas l’être parce qu’on ne nous indique ni une de vision pour demain ni comment on assume aujourd’hui collectivement les défis dans lesquels on est, que ce soient les défis écologiques, les défis socioéconomiques, les défis culturels.
Ce gouvernement sera-t-il à l’écoute des mouvements sociaux, dont les syndicats?
La question de la concertation sociale revient de nombreuses fois dans l’accord et est réaffirmée. Il faudra voir quelle forme ça prendra dans les concertations réelles autour des dossiers. On a vu des gouvernements qui disaient que la concertation est importante mais qui étaient dans des timings tellement courts qu’ils ne laissaient pas le temps aux acteurs de se prononcer.
Dans son mémorandum, le Moc propose 11 priorités qui sont des alternatives solidaires. L’accord répond-il à vos priorités?
On n’est pas devant un accord qui propose un modèle alternatif global. Il n’y a pas de prise de risque, pas d’ambition sur un changement structurel des modes de développement, de la démocratie participative, pas de réorientation à 180 degrés du système. On sent plutôt un consensus implicite autour d’un vague sens commun de dire «on reste dans le système actuel».
La crise du Covid n’aura pas été saisie comme une opportunité de changement?
La réponse est à nuancer. En termes de rupture de modèle de développement, non. Mais on peut quand même souligner de réels changements liés à la crise du Covid, notamment en matière de financement des soins de santé dont les nouvelles orientations sont rassurantes. C’est pareil pour l’impôt sur la fortune. Il est justifié aujourd’hui par le Premier ministre De Croo avec l’argument de dire que, comme tout le monde a participé à l’effort commun pendant la crise, il est normal que les personnes les plus riches participent aussi. Par contre, ça ne veut pas dire que l’on change du tout au tout notre modèle économique.
Quelles avancées le Moc souligne-t-il?
Il y a des avancées en matière de sécurité sociale, de pensions, de financement des soins de santé, de la place de la concertation sociale. Pour nous, c’est vraiment positif, mais il faut voir jusqu’où ce gouvernement ira concrètement, au-delà des effets d’annonce. Et il y a aussi des incohérences. Par exemple, il annonce qu’il ne veut pas de nouvelles taxes. Il faudra donc voir comment ces avancées seront financées. Enfin, ce n’est pas parce que ce sont des avancées significatives que ce sera suffisant.
Le gouvernement répond-il à l’urgence climatique?
Sur les enjeux climatiques, on peut souligner que c’est la première fois qu’un accord de gouvernement est si ambitieux. Il se réapproprie l’Accord de Paris. Il faudra voir comment les intentions seront traduites en mesures concrètes.
Le Moc plaide pour une fiscalité juste. Qu’en est-il dans l’accord?
La fiscalité est un des points noirs de l’accord. C’est une confirmation du gouvernement précédent. Le tax shift n’est pas remis en cause. Il n’y a pas vraiment d’avancées en matière fiscale alors que pour le Moc, c’est un des leviers essentiels pour aller vers plus d’égalité. La justice fiscale, ce n’est pas seulement la fiscalité par le travail. Elle doit concerner tous les biens mobiliers, immobiliers et la taxation des entreprises. L’impôt sur les grosses fortunes, c’est déjà un élément sur lequel les différents partis ne sont pas d’accord entre eux. Ça fait partie des éléments qu’il va falloir clarifier pour voir exactement ce qu’il y a derrière.
Le Moc veut une politique d’asile et d’accueil digne, humaine et solidaire. Pas un mot à ce sujet dans l’accord de gouvernement. Comment réagissez-vous?
Ce qui nous a le plus choqués, c’est la totale absence de proposition en matière de régularisation des personnes sans papiers. Pendant le confinement lié au Covid, des milliers de familles et de personnes se sont retrouvées dans des situations de survie totale sans revenus parce qu’elles travaillaient en noir, sans service d’aide parce que les services sociaux avaient fermé. Il y avait une urgence sanitaire à régulariser. On pouvait s’attendre à ce que cette question soit portée dans l’accord de majorité mais il n’en n’est rien. C’est notre plus grande indignation à la lecture de l’accord. Ça invisibilise totalement des situations d’extrême précarité dans lesquelles se retrouvent énormément de personnes aujourd’hui. Lié à cela, il y a aussi un durcissement des politiques. Le nouveau secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, Sammy Mahdi, s’est déjà exprimé pour dire qu’il souhaitait ouvrir de nouveaux centres fermés et redurcir une politique de retour. On est dans une logique de politique migratoire qui se raidit.
Nous sommes vraiment interpellés par cette question. Ce texte ne réaffirme pas le principe fondamental de l’égalité entre les êtres humains qui justifie qu’on ne peut pas laisser les gens dans ces situations. C’est la principale tâche noire de l’accord.
Le Moc veut une politique d’accueil digne, humaine et solidaire. Ça doit commencer par la suppression immédiate des centres fermés et la mise en place d’une procédure de régularisation permanente sous la responsabilité d’une commission indépendante.
Propos recueillis par Donatienne Coppieters
Article paru dans Syndicaliste 931 du 25 octobre 2020